Qui était Marek Edelman ?

Nous venons d’apprendre la mort de Marek Edelman. Le combattant, le militant du mouvement ouvrier de toujours nous a quitté. Il avait 90 ans.
C’est un tout jeune homme qui représentera son parti, le Bund (1) en Pologne, sous l’occupation nazie, au sein de l’organisation juive de combat.
En 1945, Marek fera pour son parti, le Bund, un rapport terrifiant sur le quotidien des Juifs enfermés à plus d’un demi million dans une portion de Varsovie à peine assez grande pour y faire vivre, à peu près normalement, trente mille âmes.
Le ghetto de Varsovie, c’était la faim de chaque instant et les habitats surchargés, à treize et plus par pièces non chauffées même par les rudes hivers varsoviens, hivers aux froids plus intenses que ceux connue en Pologne avant la seconde guerre mondiale, -froids plus froids qu’à l’accoutumée donc-, avec leurs effets sur des êtres humains sous alimentés et des milliers d’enfants perdus, n’ayant plus de parents et criant leur faim jusqu’à la mort la nuit dans les rues désertes. Emmanuel Ringelblum racontait (dans « oneg shabbat »- les chroniques du ghetto de Varsovie) ces scènes éprouvantes, pour qui avait encore un quignon à peine suffisant pour survivre jusqu’au lendemain, quand on entendait dans la nuit ces enfants perdus du ghetto appelant devant des fenêtres mortes pour qu’on leur envoie un tout petit morceau de pain. Le lendemain, raconte-t-il- en sortant, on les trouvait morts, gelés sur le trottoir, ces oisillons que les nazis avaient privés de leurs parents et laissés mourir (2). C’était, ces enfants abandonnés du ghetto, quelques uns de ces « poux que seuls on aurait gazé à Auschwitz » -dixit Faurisson- en l’occurrence, pour les Juifs de Varsovie, la chambre à gaz de Treblinka.
Le rapport Edelman décrit avec une précision terrible les actions de juillet 1942 qui vont rassembler quotidiennement des milliers de Juifs, hommes, femmes, vieillards et enfants frappés, humiliés, terrorisés, sur la umshlagplatz pour y être poussés et enfermés dans des wagons à bestiaux vers les chambres à gaz de Treblinka.
Ahmadinejad et ses comparses du théâtre de la main d’or, je pense au clown sinistre qui y officie, devraient lire le rapport Edelman. Ils apprendraient peut-être la réalité qu’ils nient et prétendent qu’elle serait une invention du « lobby sioniste ».
Edelman n’était pas sioniste. Après la guerre, bien qu’antistalinien, il poursuivra en Pologne son combat pour l’émancipation ouvrière et humaine.
Il ne pourra cependant pas poursuivre l’action du Bund, le parti ouvrier juif marxiste*, devenu illégal après la fusion forcée entre le parti stalinien (PPR) et le grand parti ouvrier PPS (socialiste) et ayant perdu sa base sociale, le prolétariat juif totalement anéanti par la shoah. En 1940, il y avait 3,3 millions de Juifs en Pologne, après la guerre il n’en restait plus que trois cent mille, un tiers ayant survécu en Pologne, caché, ayant pu gagner des maquis, deux tiers ayant pu trouver refuge en URSS.
En 1981, Edelman fut un des hommes de Solidarnosc des dix millions de travailleurs syndiqués, au premier congrès duquel Lipinski, un disciple de Rosa Luxembourg déclara, en pointant du doigt les staliniens : ici, nous sommes la classe ouvrière librement organisée, ici nous sommes les travailleurs, ici nous sommes le Socialisme !
Il y a quatre ans je crois, Marek Edelman s’adressa par lettre ouverte aux Palestiniens et à leurs organisations. Il leur demanda de choisir la voie du dialogue et de la lutte politique.
Edelman rappela aux Palestiniens, qui attaquent les autobus scolaires « pour lutter contre le sionisme », qui envoient des hommes et des femmes, parfois des adolescents, se faire exploser sur des marchés, dans des autobus ou à des arrêts de bus, dans des restaurants populaires et des bars, dans des mariages et des fêtes de bar mitzva, que : en Pologne, enfermés dans le ghetto, terrorisés ou révoltés par les cadavres ramassés chaque jour dans les rues par dizaines, cadavres d’enfants ou de vieillards morts de faim, des jeunes militants bundistes ou poalétsionist de l’Hachomer Hatzaïr proposeront de sortir du ghetto, pour se rendre dans les rues de Varsovie habitées par des allemands et leurs familles, pour y tuer, au hasard, des allemands, qu’il soient adultes, femmes ou enfants. Ce point de vue fut rejeté.
Les fautes et les crimes des pères, SS assassins ou complices actifs des assassins, ne peuvent justifier le meurtre des épouses et des enfants.
Pourtant les Juifs avaient alors des motifs d’en vouloir en bloc au peuple allemand. Mais que ce soit le Bund ou les courants du Poalé Tzion, aucun parti socialiste juif, et même au-delà, aucun parti politique et aucun courant religieux juif n’accepta le point de vue de la responsabilité et de la culpabilité collective des allemands. Les souffrances à Varsovie étaient terribles, et certainement pas moins terribles qu’a Gaza où on ne meurt pas de faim dans les rues, que je sache. Pourtant personne ne soutint dans le ghetto de Varsovie qu’il serait juste d’aller tuer des allemands, au hasard, quels qu’ils soient.
Edelman a cherché à ouvrir une discussion, espérant, lui le Juif non sioniste, favoriser un dialogue en vue de la paix entre Juifs d’Israël et Arabes de Cisjordanie/Gaza.
Quand il a prit cette initiative, Marek Edelman était un très vieil homme ; il était toujours un Juif militant de la cause du socialisme vrai, un militant de la cause humaine. Il n’était pas devenu sioniste mais il a voulu contribuer à favoriser un dialogue sincère entre Juifs et Arabes formant deux nations sur un même exigu territoire. Sa lettre est restée sans réponse. Mais en la circonstance, cette fin de non recevoir était une réponse, et la plus décevante qui soit : La haine est légitime, on doit pouvoir tuer n’importe quel juif, parce qu’il est juif ; il n’y a de bon Juif qu’un Juif mort. Isaac, Jacob, Moïse, Aaron, Joseph, David, Salomon, Elie, Jésus, Marie, Einstein, Guevara etc. Tous sont de bon Juifs et Juive, parce qu’ils sont morts. On peut même se les approprier pour dénigrer leurs frères, leurs sœurs et leurs enfants.
Saluons le combattant.
Saluons Marek Edelman, défenseur fidèle du mouvement ouvrier. Saluons l’adversaire de toujours de l’appareil bureaucratique, le stalinisme, qui a porté un coup si terrible au socialisme, favorisant : la régression « religieuse » qui menace de tout emporter en ramenant l’humanité des siècles en arrière, et les paradigmes du « marché libre » manifestement impuissants à résoudre les problèmes fondamentaux de la planète.
Alain RUBIN
(1) le BUND a été fondé en 1897.
Lorsque se tient en 1903 le congrès qui unifie en un seul parti tous les cercles marxistes de Russie, le POSDR (parti ouvrier social démocrate de Russie) qui naît à ce congrès regroupe un peu plus de 3000 militants.
Le BUND à lui seul n’organisait pas loin de quarante mille membres en Russie et dans la partie de la Pologne annexée à la Russie. Le Bund et ses dirigeants (Vladimir MEDEM en particulier) se voulaient des marxistes intransigeants, mais ils resteront en dehors du POSDR.
Sur un terrain marxiste, le Bund représentait chez les Juifs ce que PPS et Dachnaktoutsioun représentaient alors chez les Polonais et les Arméniens, des partis socialistes organisant le prolétariat naissant et prenant en charge les aspirations nationales de leur nation opprimée.
Le Bund, et Edelman avec lui, n’étaient pas antisionistes, ils étaient non sionistes. Qualifier d’antisioniste Marek Edelman, comme on peut lire dans le Figaro, est un résumé abusif, pour ne pas dire mensonger.
Le Bund et Edelman concevaient l’affirmation nationale de la nation juive sur place, dans une perspective d’autonomie nationale culturelle.
Cette perspective en faisait un parti yiddishiste. Il joua un rôle déterminant dans l’apparition et le développement des institutions scolaires et culturelles juives (écoles primaires et secondaires, écoles professionnelles). Certaines existent toujours et sont toujours très actives. L’organisation de la jeunesse, les filles autant que les garçons, jouait un rôle important dans la politique du Bund. Le Bund animait les organisations syndicales des travailleurs juifs, sachant qu’il fallait faire face chaque jour à la politique de boycott des boutiquiers et des artisans Juifs menée par le Parti national démocrate polonais. Ce parti organisait aussi une agitation nationaliste et antisémite cherchant à interdire l’embauche des ouvriers juifs dans les usines. Mon oncle Oskar Kon possédait une grande usine textile à Lodz, mais il n’était pas maître de décider qui il recrutait pour y travailler. Une grève fut déclenchée dans son usine par les nationaux démocrates parce que quelques tisserands juifs avaient été embauchés. Son fils venu négocier fut lynché et tué par des grévistes.
Aux élections municipales de Varsovie, le Bund remportera le plus grand nombre des suffrages parmi les Juifs qui représentaient 40% de la population de la capitale polonaise.
Le bundisme représentait une sorte de haskala laïque et socialiste marxiste, vertébrée par le mouvement ouvrier et par l’élément décisif de la nationalité, la langue. Le yiddish était une interconnexion des 10 millions de Juifs vivant en Europe et dans les Amériques, dont plus de 50% en Pologne et dans la Russie devenue URSS.
Le Bund donnera de nombreux militants au mouvement ouvrier dans d’autres pays en Europe et dans les Amériques. Ils y joueront souvent un rôle important, en particulier dans les différents groupements socialistes et dans le syndicalisme américain de la première moitié du vingtième siècle. En Pologne indépendante, c’est de ses rangs, qu’avec Saül Amsterdamer et le « Kombund » sortiront les gros bataillons du parti communiste polonais, dissous par Staline en 1938.
Peu après le début de la guerre, Staline fera fusiller les deux principaux dirigeants du Bund réfugiés en URSS.
Sur le plan des revendications nationales de la nation juive, le Bund ne préconisait pas la réinstallation des Juifs de la diaspora et de l’exil sur le territoire historique du peuple juif (Israël/l’ancienne Judée Samarie). C’est ce qui fait que le Figaro se croit autorisé, après qu’il soit mort et ne puisse lui répondre, à parler d’antisionisme de Marek Edelman.
Comme les marxistes juifs qui dirigeaient le puissant parti social démocrate d’Autriche Hongrie, -ceux que l’on appelait les austro marxistes et qui se groupaient autour de Karl Renner et Otto Bauer-, le Bund préconisait « l’autonomie nationale culturelle ». Cette autonomie passait en particulier par la défense du yiddish, langue juive née en Rhénanie il y a plus de mille ans, formée d’un lexique de moyen haut allemand marié à l’hébreu et à l’araméen, dans la proportion de vingt pour cent pour les deux langues ancestrales sémitiques, dont les caractère araméens de l’Hébreu carré servent à écrire le yiddish.
Le yiddish produira une riche littérature. Il donnera à lire à ses locuteurs plus de trente mille ouvrages écrits par des auteurs de nombreuses langues, depuis la Torah jusqu’au Capital de Marx, en passant par les plus grands auteurs de la littérature mondiale et les publications scientifiques.
Le yiddish était parlé et compris par les Juifs, depuis les confins le plus orientaux de la Russie jusque dans les Amériques, USA, Canada et Argentine, en passant par l’Italie du nord, la Yougoslavie, la Grande Bretagne, l’Alsace, l’Allemagne et l’ensemble de l’Europe centrale et orientale.
L’hébreu parlé dans les synagogues et étudié dans les yéshivot présentait certaines particularités non reprises dans l’hébreu du Ichouv qui va devenir la langue nationale de l’Israël restauré. L’hébreu, avec le moyen du yiddish, s’est marié à un dialecte germanique du sud ouest. En retour, le yiddish a influencé l’hébreu, lui faisant dire par exemple : Adonoï au lieu d’Adonaï ou oumeïn au lieu d’amen.
Le yiddish reste encore langue nationale officielle au Birobidjan, petit territoire asiatique, extrême oriental. A l’époque du tsar, le futur Birobidjan était presque vide d’habitants humains toute l’année mais pleins de moustiques en été ; c’est une région sur le fleuve Amour, voisine de la Chine, donnée par Staline aux Juifs de l’URSS en tant que moyen territorial pour réaliser leurs aspirations nationales. Le Birobidjan combinait les caractères d’une caricature bureaucratique, typiquement stalinienne, tournant en dérision le sionisme politique et le bundisme. Le yiddish du Birobidjan, même s’il gardera pour s’écrire, les caractères araméens de l’Hébreu carré, recevra l’ordre du grand linguiste parmi les linguistes, le génial Staline, d’avoir à se débarrasser de ses hébraïsmes et araméïsmes formant son substrat moral, qui constituaient la base langagière de son humour et plus généralement de sa relation au monde. En d’autres termes, le yiddish stalinisé ne devait plus être qu’un dialecte allemand écrit en caractères hébreux châtré de tout ce qui exprimait la longue marche de la nation juive ne renonçant toujours pas à être elle-même, où qu’elle se trouve .
Marek Edelman et ses amis exprimèrent fidèlement une contradiction : rester le parti ouvrier et marxiste du prolétariat juif, donc un instrument de l’existence de la nation juive, mais ne pas revendiquer un territoire pour cette nation, et encore moins le revendiquer là où cette nation est apparue et a cristallisée, bien qu’elle y ait toujours conservé et entretenue une petite partie d’elle-même et persisté à en faire sa référence morale quotidienne.
Vers la fin de sa vie, quand Marek s’adressera aux Palestiniens, je ne crois pas abusif cette fois, de dire qu’il était lui aussi en train de résoudre cette contradiction que d’autres de ses camarades avait déjà résolue.
(2) Devant cette détresse de centaines et centaines d’enfants perdus et privés de tout, le grand pédagogue Korszak, réussit à mettre sur pieds deux orphelinats exemplaires. Les enfants des orphelinats furent déportés et gazés à Treblinka ;
Alain RUBIN

image_pdfimage_print