Raison et rationalisme

D’aucuns pensent que la raison est immuable, imperfectible et transcendante aux temps et aux lieux ; elle est pour eux la déesse Raison. Elle a sa liturgie : le rationalisme. Ses temples : l’école et le laboratoire. Sans oublier ses pontifes, ses bigots et ses sacristains. Pour peu, elle aurait son Saint-Office.

Ce n’est, bien sûr, pas mon avis. Et pourtant la raison évolue sans cesse : d’Aristote à Descartes, de Kant à Einstein. A travers eux, le rationalisme ne se corrige que pour se dépasser.

Mais il faudrait commencer par définir la raison. Tâche difficile : Littré donne du mot vingt-et-une définitions et aucune n’est exhaustive (seul, le ridicule mot pièce en compte davantage : vingt-sept).

Dans le Vocabulaire philosophique de Goblot, la raison est « la faculté de distinguer le vrai du faux ». L’ennui est que la vérité de l’un est l’erreur de l’autre et que pourtant tout le monde se croit raisonnable.

 

Mais on ne comprend peut-être certains mots qu’à la condition de ne point trop les définir et ce sont précisément les plus riches tels que Dieu, amour, être ou néant. Face aux mots raison et rationalisme, je crois à peu près comprendre : c’est l’explication qui obscurcit. Et c’est le contexte qui éclaire. Il y a là une leçon : c’est aussi le contexte historique qui éclaire le mot raison.

Chez le primitif qui ignore les lois naturelles et l’enchaînement des phénomènes, la raison est mystique : tout est plein de dieux, miracles, intervention des esprits divins. Ce sont eux qui allument le soleil et les étoiles, déclenchent les éclipses, rythment les saisons, produisent l’ondée, dirigent la flèche vers le gibier. Il est dès lors rationnel de se rendre les dieux favorables par les incantations, la prière et surtout par la magie, harmonisée à la vision mystique du monde. C’est l’impiété qui serait irrationnelle.

La grande majorité des hommes n’en est plus là, encore que les tabous, fétiches, et autres gris-gris des superstitions modernes revendiquent toujours un droit de cité. Leurs adeptes pensent que l’irrationnel a ses raisons.

Cependant les primitifs évoluèrent. Sans découvrir les lois naturelles, ils les pressentirent. Apparurent alors ces pré-sciences que sont l’alchimie et l’astrologie : appliquant un semblant de méthode au chimérique, elles préparaient les esprits à des disciplines plus exigeantes.

La Grèce franchit le pas décisif en purifiant les sciences équivoques de l’Égypte. La régularité des mouvements astraux imposa sa notion de loi naturelle. Anaxagore énonça le premier l’idée d’un ordre imprescriptible, ce qui lui valut l’amitié de Périclès.

Ces lois naturelles devaient régner sur l’Olympe où siégeaient les dieux. Zeus avait le privilège de feuilleter le Livre des Destinées, mais il ne pouvait y changer un seul mot. Progrès immense : tout ne dépend plus dela Fatalité, ce caprice des dieux. Déjà s’ébauche le déterminisme fondé sur la nature des choses. De là l’impression radieuse de calme et d’équilibre du Parthénon où triomphent l’horizontale, ligne rationnelle et à hauteur d’homme, et non la verticale mythique qui se perd on ne sait où…

Mais les Grecs découvrirent aussi les fondements du rationalisme concret : l’observation et l’expérience. Les deux savants les plus éminents, Aristarque de Samos, qui démontra la sphéricité de la terre, et Archiméde, précurseur de la Physique moderne, unirent l’observation au calcul.

Il y eut aussi en Grèce un autre courant : il apparaît surtout au Vème siècle avec Socrate et Platon. Socrate, qui passe sa vie à discourir, interroge sans répit ses disciples pour les forcer d’accoucher (maïeutique) ce qu’ils ont dans l’esprit. La science, pense-t-il, est ce qui est vrai pour tout le monde, alors que l’expérience n’est qu’une sensation  toute personnelle. Aussi méprise-t-il la Physique.

Cette trop grande confiance en l’esprit humain ne conduit pas à observer mais à raisonner, souvent en l’air, en confondant l’enchaînement des idées et celui des phénomènes. Ainsi, pour Aristote, « il est conforme aux lois de la raison que le divin se meuve d’un mouvement sans fin, ce qui prouve que les révolutions des astres sont éternelles ». De même, « la terre est au centre de l’univers puisque tout objet tend au centre de notre monde ». Et aussi « la nature a horreur du vide parce qu’un corps ne peut agir sur un autre sans contact matériel » (plus tard, Newton pensera de même. Cette erreur est aussi à l’origine des « tourbillons » de Descartes).

Tout cela est d’une logique impeccable mais n’a qu’un défaut : elle est démentie par les faits. Encore Aristote eut-il une part de génie dont furent privés ses pâles successeurs qui reprirent en cœur son Credo : Aristoteles dixit. Pourtant Épicure avait dit : « Le vrai est ce que la raison conçoit conformément à l’observation ». Mais Aristote l’emporta.

Il devait encore dominer le Moyen Age où saint Thomas l’appelle Philosophus, se dissimulant prudemment derrière lui pour soutenir que les animaux sont des êtres vivants.

Mais le Moyen Age fonde moins sa scolastique sur les « lois de la raison » que sur les impératifs du dogme. Le rationalisme consiste alors à expliquer la foi, non à la contrôler. Partant du postulat que la Parole divine est la vérité absolue, saint Thomas conclut très  logiquement que la théologie est une science, et même la plus haute de toutes. Et des milliers de syllogismes, enchaînés les uns aux autres, ne seront plus que les esclaves du dogme.

La vision du monde est alors théologique. L’homme étant fait pour Dieu et tout le reste pour l’homme, on en tire les conséquences : ainsi la terre est naturellement au centre de l’univers puisqu’elle porte le roi de la création. Le ciel des élus étant sur nos têtes, l’enfer se trouve sous  nos pieds. Les astres domestiqués annoncent le destin de chacun et parmi les causes d’inégalité, saint Thomas indique la situation des étoiles à la naissance.  Dante sait pourquoi les terres émergées se pressent dans notre Hémisphère : elles s’y ruèrent, terrifiées, quand Satan tomba du ciel.

Ainsi le Moyen Age explique tout, le plus naturellement du monde, conformément au rationalisme du moment.

Assoiffé d’absolu, l’homme a trouvé dans la religion une compensation infinie. La foi profonde assure la quiétude de l’esprit. Le chant des orgues, la clarté des vitraux, la splendeur de la liturgie : tout le transporte au ciel et les jours sombres s’éclairent à la promesse d’un bonheur éternel. Ce bonheur n’était-il qu’illusion ? qu’importe : peu d’hommes, au Moyen Age, ont su qu’ils se trompaient.

Mais la croyance en des forces supérieures a permis à l’homme de se dépasser.La Renaissanc eet ses chef d’œuvres admirables, souvent d’inspiration religieuse, ont hissé le génie humain vers des sommets jamais atteints. La pensée inspire, l’action rectifie.

A partir du XVIIème siècle, on sait définitivement que la raison s’égare hors de l’expérience. Le sage Rollin peut écrire : « On se sert de la raison comme d’un instrument pour acquérir les sciences et on se devrait servir des sciences comme d’un instrument pour acquérir la raison ».

On vivra plus de deux cents ans avec le rationalisme du XVIIème siècle. Il triomphe avec la chimie de Lavoisier, la physique de Laplace, la botanique de Linné, la biologie de Claude Bernard, lequel s’en prend au vitalisme de la scolastique. Auguste Comte classifie, schématise et pontifie mais n’y change rien d’essentiel.  Pasteur et Berthelot et leurs belles expériences semblent à jamais vainqueurs : nos pères de 1880 croyaient que leur Raison avait clarifié le monde.

C’est alors que tout a changé : la microphysique allait tout remettre en question. L’atome n’est pas la réplique de l’univers, il n’est pas un système solaire en miniature. La ligne droite a cessé d’être le plus court chemin d’un point à un autre : Louis de Boglie et Einstein sont passés par là. La raison ne peut plus prolonger ce qu’elle sait par ce qu’elle ignore.

L’ignominie même de l’homme prouve sa grandeur, la chute mesurant l’ascension manquée. Il est toujours plus haut ou plus bas que l’animal, jamais à niveau. Forcé d’atterrir dans les Andes à quatre mille mètres d’altitude, Guillaumet lutte contre la neige et les vents, enveloppé dans les sacs postaux, puis il marche cinq jours et quatre nuits avant d’arriver, exténué. Et à la fin, ce cri d’orgueil : « Ce que j’ai fait, je le jure, aucun animal ne l’aurait fait ! »

Certes, la surestimation de l’homme inspire une morale mythique et conduit à brûler le corps pour sauver l’âme. Mais gardons-nous de le rabaisser jusqu’à la bête sans lui montrer sa grandeur : au bout du mépris l’abattoir. Pour garder un sens à la vie humaine, il faut garder à l’homme sa vraie valeur.

Michelet a décrit dans une page célèbre la peur de l’oiseau avant le premier vol, quand du nid il mesure l’abîme. S’il recule devant la chute, il ne volera jamais : il a besoin de croire en ses ailes. Enfin, il s’élance et vole dans la foi.

C’est le cas pour les humains : la raison critique, éprouve, mais seule la foi fonde. Pour agir, il faut croire en Dieu ou en l’homme, à la République ou au Roi. Le Rationaliste croit en la raison expérimentale : la science même a ses postulats. « Il faut agir en homme de pensée, dit Bergson, et penser en homme d’action ».

« Le drame des religions, c’est ce que les hommes en ont fait », disent certains. Je crois surtout qu’ils en ont fait ce qu’elles étaient : le reflet des sociétés humaines, le sublime côtoyant l’ignominie, le pire disputant le meilleur. Le pire, hélas, l’a souvent emporté.

Voilà pourquoi toutes les religions sont, à mes yeux, vaines et néfastes. Leurs prétentions totalitaires, faussement en marche vers la perfection, se sont bien souvent opposés au progrès moral de l’humanité.  L’Histoire le souligne à chacune de ses pages et l’actualité du monde en rend compte au quotidien.

Victor Hugo, dans une page curieuse, fait dialoguer deux vers de Dante en l’absence du poète toscan. Le premier se sent éternel, l’autre périssable ; que dis-je ? il est déjà mort.

« Quelqu’un rentre et relit ces vers : Dante lui-même.

Il garde le premier, il barre le deuxième.

L’un meurt et l’autre vit. Tous deux avaient raison. »

On se souvient que Dante envoie tous les médiocres dans les Limbes, sorte de terrain vague de l’infini afin, dit-il, « que le Ciel ne soit pas souillé et que l’Enfer, par comparaison, n’en retire point quelque gloire ».

Mais la vie d’un héros est héroïque. Tout dépend de nous, en définitive, car  « l’homme fait la sainteté de ce qu’il croit comme la beauté de ce qu’il aime » (E.Renan).

La vie a réellement un sens qu’il dépend de nous seuls de découvrir. Ne soyons pas comme l’illettré devant un livre où il ne voit que du noir et du blanc. Quand Lin Yutang soupire : « S’il y avait un but à la vie, il n’aurait pas été si vague et si difficile à découvrir », j’en conclu seulement qu’il ne savait pas lire.

Le salut de l’homme est dans son ascension : elle est irréversible. Ce positivisme contredit la foi et s’oppose à la Bible qui, pétrie de rédemption, psalmodie sa déchéance.

Croyez au sens de la vie humaine et chaque jour vous donnera raison. Ce n’est pas se payer de mots que de dire : le but de la vie, c’est… la vie. Faites que votre existence ait un sens, elle en aura un.

Roger Peytrignet, O.D.

Dr en optométrie, dipl.SSOO

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