Renaud Camus : un conte d'Andersen préfigurait ce que devient notre Europe (Assises)

Assises15mars2Ørop (un conte retrouvé d’Andersen)
[Les tragédies dont Copenhague a été le théâtre, récemment, et surtout les recherches et enquêtes qui s’en sont suivies, ont fait remonter à la surface  un conte inédit de Christian Andersen. L’auteur, apparemment, avait l’intention d’appeler ce conte Ørop, la première lettre étant un O barré en oblique, à la danoise, qui se prononce plus ou moins eu.]
Il y avait au bout d’un continent, sur une péninsule aux contours échancrés, avec ses propres péninsules, ses îles, ses golfes, ses détroits, un empire populeux qui se nommait Ørop.

  • rop avait connu, du temps que ses vieillards étaient enfants, des malheurs et des crimes effroyables : des guerres, des massacres, des exterminations, même, et des destructions inouïes. De ces abominations il y avait eu des victimes et des coupables bien distincts, évidemment, mais l’empire lui-même, comme beaucoup de ses citoyens, se sentait appartenir successivement, ou en même temps, à ces deux catégories. Il ne savait pas bien laquelle était la plus désagréable à vivre.

« Plus jamais ça ! » : telle était en tout cas la ferme résolution d’Ørop. Pour un empire on ne vivrait à nouveau ce qu’on avait déjà vécu.
Or, afin d’être tout à fait sûrs que l’horreur ne se reproduirait pas, que les heures les plus sombres ne seraient pas revécues, que l’éternel retour serait enrayé à jamais, les maîtres d’Ørop n’avait trouvé qu’un moyen : il fallait sortir de l’histoire. On prétendrait que plus rien n’arrivait, pas même le temps. On serait vivant, mais on serait mort. Ainsi, pour arracher radicalement à un malade le mal qui le ronge, lui enlève-t-on au bistouri non seulement ce mal-là, mais toutes les fonctions vitales. Il est guéri, mais il n’a plus d’existence. Plus de cerveau, plus de regard, plus de cœur, plus de colère, plus de ventre, plus d’ambition, plus de rien.
Dans Ørop on parlait de choses et d’autres, mais seulement pour tuer le temps. Ainsi on se souciait beaucoup des retraites, et de savoir qui les paierait, la retraite étant considérée, en tant que féminin du retrait, comme le moment øropéen par excellence. Disparaître, c’était l’idéal. Ne prendre aucune part aux affaires du monde. Tuer le temps.
On faisait des lois pour que les hommes puissent se marier avec les hommes, les femmes épouser les femmes, les fils faire des enfants avec leur mère. On bien on réformait l’école. Tous les ans, ponctuellement, on réformait l’école de fond en comble. Il s’agissait d’assurer qu’elle serait de moins en moins l’école. C’était d’ailleurs, dans tous les domaines, le but à atteindre : garantir que les êtres et les choses  seraient de moins en moins ce qu’ils étaient. La paix était à ce prix, pensait-on.
Ainsi l’école ne serait plus l’école, le mariage ne serait plus le mariage, la famille ne serait plus la famille, les enfants ne seraient plus des enfants, les hommes ne seraient plus des hommes, les femmes ne seraient plus des femmes, les fruits et les légumes n’auraient plus aucun goût. Et comme tout le monde parlerait tout seul, dans les rues, on ne reconnaîtrait plus les fous. Il n’y aurait plus de campagne, car la banlieue en avalerait tous les ans des pans entiers. Et comme elle avalerait aussi les villes, bientôt tout deviendrait banlieue : un interminable à-côté de la vie, quelque chose d’indéfinissable et fade, qui ne serait ni la chose ni son contraire.
Les Français bien sûr ne seraient plus des Français, les Allemands ne seraient plus des Allemands, même les Danois ne seraient plus des Danois. Entre être ou ne pas être, Ørop avait fait son choix. Attention, vivre peut tuer, était-il rappelé à tous les carrefours, et sur l’emballage des paquets. Être est le commencement de tous les périls. Même les mots ne voulaient plus rien dire, et le sens coulait de lui-même à la façon d’un fromage. Mais comme les fromages qui coulent étaient interdits, les Øropéens ne se doutaient de rien.
Si je dis qu’on faisait des lois pour tuer le temps, il faut l’entendre au pied de la lettre. Puisqu’il s’agissait de sortir de l’histoire, tous les nouveaux règlements avaient en commun d’attaquer la durée, l’héritage, l’épaisseur de temps ; de saper cette façon qu’il a d’être dressé, debout comme un géant dont on ne peut voir à la fois les pieds, le torse et le visage. Dans Ørop le temps était étendu bien à plat, au contraire, comme Gulliver chez les Lilliputiens. On pouvait même monter sur lui et faire sur son ventre plat des pique-niques en famille.
Cependant les familles aussi avaient été mises bien à plat. Les générations se distinguaient de moins en moins et toutes les lois s’étaient fait un devoir de saper l’autorité des pères, la lignée, les aïeux, les ancêtres. D’ailleurs les noms de famille sortaient peu à peu de l’usage, comme étant justement liés aux pères, c’est-à-dire au temps aboli, à l’histoire à jamais répudiée. Les habitants d’Ørop se désignaient de plus en plus par leur seul prénom, qui avait commencé avec eux et finirait en même temps qu’eux : de sorte que les individus sortaient de l’histoire eux aussi, comme l’empire, et s’installaient avec lui dans un présent perpétuel et suspendu, à tout moment renouvelé comme par miracle.
Ayant de moins en moins de nom et de plus en plus de prénom, ou de pseudonyme, ils avaient de moins en moins d’identité et donc de moins en moins de responsabilité. Faute de nom, de lignée, de race, il n’y avait plus d’honneur ni de honte ; les engagements n’engageaient plus, les signatures ne signaient pas, la parole était dévaluée comme une vieille monnaie qui n’a de garantie nulle part.
La grande affaire de l’école était l’enseignement de l’oubli. Les enfants s’y rendaient pour qu’il soit vérifié qu’ils ne savaient pas d’histoire, qu’ils ne soupçonnaient rien de la littérature, de la musique et des arts de leur pays, qu’ils maîtrisaient de moins en moins les règles de sa langue et que, surtout, ils ne tenaient pas de leurs parents ou de leurs grands-parents, en secret, des connaissances, des souvenirs, des soupçons, des regrets, des manières, qui auraient fait d’eux un danger pour l’empire et qui eussent risqué de le ramener à lui-même, au cours du temps, à cette histoire dont il ne voulait plus entendre parler.
Pour effacer tout héritage, instaurer le présent perpétuel et garantir que l’histoire ne reviendrait pas car il n’y aurait plus d’histoire, plus de passé, plus de siècles, l’idéal d’égalité s’était révélé d’une efficacité sans égal. Les pédagogues dans leur langage disaient que l’enfant était au centre du système. Et en effet, à partir de ce centre, la pédagogie et l’enfance rayonnaient sur toute la société d’Ørop. Les aventures et mésaventures de jeux d’enfants occupaient plusieurs jours de suite la plus grande part des nouvelles, dans les journaux officiels. Les vieillards apprenaient avec gravité des danses adolescentes. Les chanteurs qui se vautraient par terre en vouant l’empire aux gémonies étaient aussitôt invités au palais de l’empereur, qui se flattait de son intimité avec eux, et ils étaient priés de bien vouloir tenir des séminaires dans les plus prestigieuses universités du pays. On ne mettait plus d’application et de sérieux qu’aux enfantillages. La réalité du divertissement se substituait à l’autre, et non seulement tous les citoyens étaient traités comme des enfants mais ils le devenaient en effet. C’est si vrai que s’ils s’avisaient de ne pas penser comme on souhaitait en haut lieu qu’ils pensassent, s’ils pensaient, en somme, c’est la pédagogie qu’on brandissait devant eux comme une menace, toujours plus de pédagogie, comme s’ils avaient huit ans et demi. Les poursuites judiciaires ne venaient qu’après, s’ils avaient refusé d’apprendre leurs leçons, et s’obstinaient à dire que le temps passait, que bientôt il serait trop tard.
Quant aux véritables enfants, les plus égaux parmi eux et même les seuls à l’être, ceux qui servaient de modèle et de référence, étaient ceux qui ne savaient rien et ne voulaient rien savoir, ou ne le pouvaient. Tout le cursus scolaire avait pour fonction d’assurer que les autres, à la fin, seraient alignés sur ceux-là.
D’ailleurs c’est le goût des arts lui-même, de la littérature, de la connaissance, de la vie avec la pensée, qui était devenu très suspect, avec le temps. À cause des liens qu’on le soupçonnait d’entretenir avec l’héritage, avec les lignées, avec le lent travail des familles pour s’en faire une fréquentation familière, avec le passé, donc, et donc avec l’histoire honnie, on accusait ce goût d’être un défi à l’égalité, un privilège abusif, une marque de mépris des anciens favorisés du sort pour les prétendants nouveaux à sa faveur. Ainsi l’hébétude s’avançait parée de tous les masques de la justice et de la vertu. Elle commençait par imposer ses musiques, son langage, ses façons d’être et de voir, ses habitudes de loisir, et elle exigeait, au nom de l’égalité, qu’ils fussent présents partout, que nul recoin ne leur échappe, qu’aucun sanctuaire ne leur soit opposé, et qu’en tous lieux ils fussent reçus sur un pied de stricte parité avec les formes les plus hautes et les plus éprouvées de la réflexion des penseurs et de la création des artistes. Bientôt les genres triviaux et les soucis vulgaires s’emparaient de tout l’espace où ils avaient été introduits comme de nouveaux venus très encouragés, et ils en chassaient les curiosités plus épurées, incessamment soupçonnées de liaisons coupables avec le temps, et qui d’ailleurs n’avaient plus de public.
Ce que l’empire avait assuré jadis, en ses périodes les plus heureuses, c’est que l’éducation permette à certains de s’élever vers plus de connaissance et d’aisance, de conscience de soi et de liberté. Mais la sortie de l’histoire et le refus de l’héritage avaient renversé ce mouvement. Il ne s’agissait plus pour les meilleurs ou les plus appliqués de rejoindre les nantis du savoir ou de l’esprit, il s’agissait pour ces derniers, au contraire, d’abdiquer tout ce qu’ils devaient au labeur du temps, au leur et à celui de leurs pères. Puisque l’histoire était abolie, la vie et ses leçons reprenaient tous les matins à la première ligne de la première page, premier volume. L’idéal des Øropéens — et ils ne désespéraient pas que la science et les lois ne leur en permissent bientôt l’accomplissement —, c’était de s’engendrer eux-mêmes, de ne plus rien devoir à ce qui les avait précédés.
L’accord général, respecté de tous au point d’être devenu pour chacun une seconde nature, était que rien n’arrivait, qu’il ne se passait rien : rien en tout cas qui relevât de la grande politique ou a fortiori de la grande histoire, des annales des peuples, du destin des empires. Seul avait droit de cité comme sujet de débat public le sexe des anges, et accessoirement l’économie, qui avait fini par remplacer la politique. Pour le reste c’était à qui se tairait le mieux, fût-ce en prononçant de grands discours. Voulût-on faire carrière en politique ou dans la presse, il fallait adopter pour devise : Je dirais même moins. Et quelque charge qu’on briguât dans Ørop, il fallait offrir la garantie qu’on ne verrait rien de ce qui arrivait, qu’on n’entendrait rien de ce qui survenait et surtout, surtout, qu’on ne dirait rien, que jamais on ne poserait de mots sur les choses, et sur les maux bien moins encore. Si quelque chose se faisait entendre néanmoins, malgré toutes les précautions prises, si de terribles craquements ébranlaient le pays sans qu’il fût tout à fait possible aux autorités de les étouffer ou d’en effacer immédiatement la trace, les ambitieux et les prudents, les véritables hommes d’État, ceux qui allaient faire de grandes carrières dans la hiérarchie officielle ou dans les organismes de contrôle et de formation de l’opinion, ceux-là se reconnaissaient à leur talent pour traduire en néant balsamique ce bruit déplaisant qui avait percé le silence, à le réduire en colonnes de chiffres, en alibis tarabiscotés.
 
Les malheureux qui ne maîtrisaient pas cet art, le précieux talent de ne pas dire et de ne pas voir, et qui, oubliant l’oubli, essayaient de dire comme ils pouvaient que l’empire sombrait, que son territoire était envahi, que son peuple était remplacé par d’autres peuples, ceux-là étaient traînés dans la boue et devant les tribunaux, persécutés, traités de tous les noms les plus honteux et les plus à même de leur faire perdre tous leurs amis et tous leurs soutiens — bref, exclus de la communauté des vivants.
 
Certes il existait une complète liberté d’opinion et d’expression, dans Ørop. Mais ses bénéficiaires naturels, les représentants de la Presse et la Librairie, rappelant que c’était à leur profit que cette liberté avait été inventée, éprouvaient à son égard un si fort sentiment de propriété, et tant d’amour, qu’ils se chargeaient eux-mêmes de son administration et qu’ils tenaient avec un zèle amoureux, féroce, tous les emplois de cette fonction : juge, procureur, avocat général, commissaire de police, agents de la force publique, dénonciateur, provocateur, indicateur, mouchard. Les journalistes organisaient de grandes battues contre les imprudents qui s’étaient demandé tout haut s’il était bien vrai qu’il n’arrivait rien, et les libraires chassaient de leurs librairies les lecteurs audacieux qui leur avait demandé si par hasard ils n’auraient rien sur la vérité.
« Nous ne vendons pas ce genre d’ouvrages ! », criaient-ils bien fort, pour être sûrs d’être entendu des folliculaires, des policiers, des mouchards et des magistrats. Ou bien :
« Nous ne suivons pas ce genre d’auteurs ! »
Il arrivait bien quelquefois qu’ils proposassent de commander l’ouvrage, mais leur client se dérobait, de peur d’être aussitôt fiché.
L’ennui pour ce vaste empire, qui avait été riche et puissant, c’est que le reste du monde, lui, n’ayant pas les mêmes raisons de sortir de l’histoire, n’avait pas la moindre intention d’imiter son retrait ; et jugeait bien ridicule qu’il s’y livrât, s’étant délibérément ôté tout moyen de droit ou de force de protéger ses frontières, puisque rien selon lui ne pouvait arriver.  Ørop n’avait en effet plus d’armée, pour ainsi dire ; et le peu qu’il lui en restait, le vieil empire en réduisait tous les jours les effectifs et l’armement, comme inutile et coûteux. Il s’en remettait de sa protection à d’autres, qui se souciaient de moins en moins d’elle et de lui, exploitaient sa faiblesse, profitaient de sa fatigue, s’entendaient avec ses ennemis, et ne voyaient pas trop pourquoi ils auraient dû assurer à grands frais, éternellement, le salut d’une péninsule bien décidée à ne pas lever le petit doigt pour sa propre survie.
Or, l’histoire, mes petits enfants, est une vieille dame toujours jeune, énergique et fantasque, romanesque en diable, qui s’ennuie facilement et ne rêve qu’aventures, plaies et bosses, coups d’éclats, sombres drames. Elle ne déteste rien tant que la dérobade et le retrait, surtout lorsqu’elle pressent qu’ils sont organisés contre elle, par défiance à son endroit, pour se soustraire à son emprise. Ørop, donc, était bel et bien envahi. Et comment aurait-il pu en aller autrement ? Les autres nations et les autres peuples auraient jugé trop bête de ne pas profiter de leur chance et de ne conquérir point cet empire vacant, qui leur avait résisté pendant des siècles, qui souvent les avait soumis et qui maintenant les invitait à le soumettre, par son absence inexplicable à lui-même.
L’invasion, car c’en était une, s’opérait suivant deux procédés — ou plutôt trois.
Le premier était tout à fait placide : les envahisseurs se contentaient d’arriver en masse, par un flux continu, mais sans cesse croissant, sur de vieux rafiots chargés à ras bord d’hommes, de femmes, de vieillards et d’enfants, ou par de longues cohortes à travers les déserts, qui se précipitaient sur de très hauts grillages. Dans les deux cas leur traversée était périlleuse. Cependant, une fois qu’ils avaient touché fût-ce d’un orteil le territoire d’Ørop, tout se passait comme en ces jeux d’enfants dont les Øropéens étaient si friands, et qu’ils confondaient avec la réalité. À peine les adversaires ont-ils atteint certain périmètre magique, dans ces jeux, ils changent de camp, ils deviennent tout à fait intouchables. Une avalanche de privilèges et de droits s’abat sur eux. De fait, bien loin de chasser les conquérants comme au temps détesté où l’histoire existait, on leur versait une pension, on les priait d’excuser les insuffisances de l’accueil, on les installait à l’hôtel si l’on ne trouvait pas à les loger suivant leurs convenances. Il s’était même trouvé un pasteur pour recommander — mais je passerai rapidement sur ce point devant vous, mes petits enfants — qu’on leur envoyât des demoiselles de compagnie, afin de les distraire et de les occuper, et pour éviter qu’ils ne traînassent dans les rues, au risque de s’y rendre importuns. Ils y traînaient fort néanmoins, et sur les seuils des maisons, n’ayant rien d’autre à faire pour conquérir que d’être là, de plus en plus là, de plus en plus nombreux, comme ces grands oiseaux noirs dont beaucoup de leurs femmes revêtaient l’apparence, et qui attendent côte à côte, en rangs serrés sur les barrières, en grappes sur les arbres morts, la fin d’une bataille, sachant bien qu’ils en profiteront seuls quoi qu’il arrive.
Le deuxième mode de la conquête était plus classique : pour imposer sa loi elle procédait par le meurtre, la terreur et l’assassinat.
Quant au troisième, c’était une combinaison instable des deux autres : une importunité aux mille visages, allant de la simple façon d’imposer son bruit, ou son plaisir de nuire, jusqu’à la violence exacerbée dans le crime. Ces agressions petites et grandes relevaient des problèmes de voisinage, des incertitudes du voyage, des fait divers, de la criminalité profane, séculière, civile. Mais ils étaient une passerelle entre les deux autre modes de s’approprier le pays, l’un par le nombre, l’autre par la terreur : les incivilités,  les délits et les crimes servaient d’école d’apprentissage à la conquête par le fer et le feu.
De toute façon, on l’a compris, en vertu des règles étranges qui régissaient l’empire, rien de tout cela ne devait être dit, rien de tout cela ne devait être seulement vu, bien que ces phénomènes se déroulassent en pleine lumière, et dans la simplicité tranchante comme du verre de l’évidence. Ne voulant ni d’histoire ni d’histoires, l’empire ne se voulait pas non plus d’ennemis. Ses conquérants, Ørop les baptisait øropéens et croyait ainsi les conquérir. Eux étaient beaucoup plus honnêtes et sensés, et, sauf à de certains moments, où ils devaient entrer dans la folie ambiante pour obtenir ce qu’ils voulaient, ils énonçaient très simplement la vérité : à savoir qu’ils n’étaient pas du tout øropéens, ni ne tenaient à l’être, mais qu’en revanche Ørop serait bientôt ce qu’ils étaient, et leur appartiendrait. Toutefois il eût fallu plus que cette belle franchise pour tirer de leur hébétude les citoyens de l’empire.
Cette hébétude avait un nom, les poètes de la cour impériale l’avaient baptisée vivre ensemble. Le vivre ensemble avait une idole, un petit dieu très exigeant et très cruel, qui se nommait Padamalgam. Chaque fois que des secousses de vérité ébranlaient à l’excès le vivre ensemble, et que le sang coulait à flot, des foules énormes se précipitaient dans les rues afin d’y promener l’idole propitiatoire, et le peuple entier criait d’une seule voix, sur son passage, Padamalgam !, Padamalgam ! — ce qui en fait voulait dire :
« À bas la vérité ! La vérité ne passera pas ! »
On savait que le petit dieu, en effet, était contre elle d’un effet souverain. La théologie d’Ørop était un peu contradictoire, il est vrai, car la discrimination y était tenue en horreur, alors qu’elle eût semblé indispensable, vu de Sirius, au culte de Padamalgam. Mais l’horreur de l’histoire et l’habitude ancrée de nier l’évidence avaient depuis longtemps étouffé toute logique, comme en témoignaient ces banderoles où l’on pouvait lire, dans les grandes manifestations qui suivaient les massacres :
« À bas les effets ! Vivent les causes ! »
ou bien :
« À mort les conséquences ! Les raisons au pouvoir ! »
Les envahisseurs se pressaient toujours plus nombreux, sans rencontrer la moindre résistance, puisque officiellement il n’y avait pas d’invasion. Comment aurait-il pu y en avoir, puisqu’on était sorti de l’histoire ? Le seul usage de mots pareils, invasion, envahisseurs, conquérants, pouvait vous conduire en prison ou vous valoir, à défaut, les plus lourdes amendes. Et pour bien montrer combien était absurde ce que suggéraient de tels termes, on chargeait d’élaborer la politique à suivre, face aux débarquements de masse — que par antiphrase on nommait clandestins —, une femme elle-même débarquée dans les mêmes conditions, quelques années plus tôt, et devenue ministre entre temps. C’était dire aux semblables de cette clandestine en pleine lumière :
« Accourez, venez tous, voyez ce que nous pouvons faire de vous ! »
Au peuple indigène on ne disait rien du tout, car la règle était de lui cacher tout. D’ailleurs la nouvelle promue se nommait Mme Cache-tout. D’aucuns assuraient même, dans les hautes sphères impériales, que telle était la raison qui l’avait fait choisir. Si s’était présentée à ses frontières une armée véritable, Ørop n’eût pas manqué de prier le général ennemi de bien vouloir être aussi le sien, surtout s’il s’était appelé Riennarive, ou Fermay-Laizieu. Il est vrai qu’Ørop n’avait point d’armée.
On eût juré que cet empire n’avait point de peuple non plus, car les chefs qu’il s’était donnés annonçaient à grands effets de menton, pour mieux assurer l’étalement régulier des flots incessants de nouveaux venus sur toute l’étendue du territoire impérial, une politique de peuplement.
« Mais nous sommes déjà là ! auraient pu dire les indigènes. Voyez-nous, voyez-nous, rappelez-vous que nous existons aussi !
Cependant ils ne disaient rien du tout, habitués qu’ils étaient à être invisibles, à se taire, à se serrer, à faire de la place, tout nom même leur étant interdit, crainte qu’ils ne songeassent à se mêler d’être, d’exister, de se souvenir, si latitude leur était laissée de se désigner. Seuls les nouveaux arrivants, les visibles, avaient le droit de dire ce qu’ils étaient, l’histoire ne leur étant pas interdite, à eux, puisqu’ils n’avaient eu aucune responsabilité dans celle d’Ørop, et n’en avaient point connu les heures sombres.
Or il se produisit qu’un enfant parut. On sut plus tard qu’il avait été gravement malade, que sa mauvaise santé l’avait empêché de se rendre à l’école, qu’il n’avait pas suivi le moindre cours d’oubli.  Ses parents étaient morts, ses grands-parents étaient morts, il avait été élevé par ses arrière-grands-parents, qui étaient sourds et muets, de sorte que personne n’avait pu leur apprendre qu’il n’y avait plus d’histoire, que le temps commençait désormais tous les matins, et que ce qui arrivait n’arrivait pas. Ils étaient aussi très pauvres, ne pouvaient acheter ni livres ni journaux,  et n’avaient dans leur pauvre maison que de vieux manuels scolaires,  serrés entre de vieux volumes reliés et dorés aux fers, qu’on offrait jadis aux bons élèves en guise de prix. L’enfant en avait fait son unique lecture. Tira-t-il d’eux son inspiration ? Toujours est-il qu’un beau jour, au milieu d’une foule et d’une ville d’Ørop, il monta sur une chaise et s’écria…
Vous ne connaîtrez pas la fin…
 
 
 
 
 
 

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