Le 11 novembre peu à peu semble disparaître dans les brumes de l’histoire; s’il y aura, sans doute, en 2014 et en 2018, des cérémonies officielles où brilleront les montres en or de nos dirigeants, elles n’infléchiront pas, bien au contraire, la tendance mémorielle de ces vingt dernières années, qui voit la Grande Guerre s’éteindre dans l’opinion publique globalement morne de ce pays. Le dernier poilu, Lazare Ponticelli, est mort en 2008, et dans une société galvanisée par le désir de célébrité et de jouissance immédiate, la petite flamme du Soldat Inconnu a bien du souci à se faire. Contentons-nous que l’Arc de Triomphe soit encore debout, en espérant que Mme Éva Joly ne devienne pas demain ministre de l’urbanisme, auquel cas seront sans doute rasés tous les monuments évoquant l’histoire militaire de la France.
Tous les professeurs expérimentés (plus de vingt ans de service) l’ont constaté: même si la France ne disparaît pas des programmes et des manuels, en histoire comme en géographie, on ne parle plus d’elle comme on le faisait en 1990. Normal, me direz-vous, où est le problème ? Le problème existe, il est le suivant: la France est devenue, au collège comme au lycée, un sujet honteux, dans le meilleur des cas un sujet tabou. Certains professeurs, du reste, sont à bout. D’énergiques chroniqueurs de ce site ont déjà dénoncé cette situation pédagogique, proche de la schizophrénie. En effet, d’une part la France prétend proposer aux jeunes gens de ses écoles (en particulier les élèves immigrés) un modèle de droit, de démocratie, de valeurs républicaines, mais d’autre part elle favorise une idéologie pédagogique qui tend à restreindre et à salir l’histoire du pays, le genre barbouillage, ainsi qu’à critiquer et dénigrer à tout va l’idée de nation (autre schizophrénie de l’ Éducation « nationale »), pourtant consubstantielle à celle d’ État, dont en revanche les pédagos gogos bobos continuent de faire une publicité, très artificielle et très keynésienne. Notre société, nous l’avons bien compris sur ce site, est devenue une anti-nation en voie de dépression (phase 1) et d’explosion (phase 2). Paranoïa ? C’est possible. Mais la paranoïa est une forme d’inquiétude exaltée que je trouve préférable à la morne satisfaction bien pensante des bobos, qui contribue précisément aux discours et aux politiques de l’anti-nation.
Le 11 novembre, disais-je, disparaît dans les brumes de l’histoire. La France semble avoir honte de ses victoires. Elle ne célèbre pas Austerlitz, mais s’associe en revanche aux cérémonies anglaises de Waterloo. Elle s’agenouille au pied de toutes les stèles étrangères mais semble cracher sur ses propres tombes. Sa diplomatie est sous contrôle américain et son drapeau ne flotte plus jamais seul. Enseigne-t-on quand même la Grande Guerre dans ses écoles ? Oui, mais d’une façon pleine de subtilités quelque peu désarmantes, c’est le cas de le dire. Je ne vous parlerai que du niveau lycée, où j’enseigne.
Un nouveau programme est tombé cette année, préparé à la va-vite, mais fièrement affiché; la majorité des professeurs en est plutôt mécontente. Un grand thème intitulé « guerres mondiales et espoirs de paix » et couvrant tout le vingtième siècle lui cause bien du souci; habitués aux prudents découpages chronologiques ces professeurs n’apprécient que moyennement les grands mouvements symphoniques qu’on leur demande de diriger devant des classes où les premiers violons se font tabasser à la sortie par des percussionnistes dopés au « red-bull ». Autrefois, la Grande Guerre formait une œuvre à part, une sorte de requiem dont on abordait l’écoute d’un esprit préalablement attristé. Par la frugalité et la modestie de leur vie, bien des élèves avaient une disposition psychologique ou morale à l’écoute des grandes personnes. Il arrivait, parfois, qu’un professeur d’inspiration mozartienne donnât au sujet une lumière d’autant plus vive qu’elle jaillissait d’un tableau noir. Ce temps de noble austérité est révolu. Dominent à présent les fioritures pédagogiques et le bla-bla des programmes officiels.
« La Première guerre mondiale représente une étape essentielle dans la mutation de la guerre au XXe siècle. Le regard est porté sur l’expérience combattante, significative d’un changement de degré et de nature dans la violence, qui doit permettre de mener une approche du concept de guerre totale. Durant cet affrontement marqué par la durée du conflit, par sa dimension industrielle et par une mortalité de masse, ce sont les combattants qui paient le tribut le plus élevé tant sur le plan physique que sur le plan moral, même si de récents travaux ont attiré l’attention sur les souffrances des populations civiles. A travers eux, c’est toute la société qui est bouleversée, phénomène dont certains historiens ont depuis une vingtaine d’années tenté de rendre compte à travers les concepts, certes discutés, de « brutalisation » (ou « ensauvagement ») des sociétés européennes et de « banalisation » de la violence. Sans s’attarder sur le détail des événements, le programme invite à s’appuyer sur quelques cas significatifs (une bataille, un personnage, une année particulière…) pour faire percevoir le basculement dans la guerre totale et les effets de la violence de guerre sur les sociétés, même s’il ne faut pas oublier que de l’expérience combattante du premier conflit mondial naissent également les grands mouvements pacifistes de l’entre-deux-guerres et les tentatives internationales pour dépasser les rivalités entre États. » Ce long extrait du ministère (site Eduscol) est un bon exemple du charabia qui aujourd’hui oriente voire dicte les méthodes et les contenus, sinon des cours, du moins des manuels.
J’ai passé en revue ces manuels, afin de préparer mon cours. L’expression de Grande Guerre, trop française, est évacuée au profit de « guerre totale », notion désormais centrale et directrice, permettant d’inclure la Seconde guerre, et de faire écho aux régimes totalitaires, vus cependant plus tard, dans une autre partie. Il ne faut pas s’attarder sur le détail des événements, nous dit-on, car ils ont été vus au collège, renchérissent très sérieusement certains inspecteurs. Il faut s’efforcer, plutôt, de dégager du sens, des significations, de l’intellectualité, il faut s’efforcer en somme de « penser la guerre », comme on a pu dire « penser la Révolution ». C’est très ambitieux, sur le papier. Mais sur le terrain, c’est autre chose. Comme la stratégie en 14 ! Quand l’ambition n’aboutit pas, quel nom donner à ce programme ? Illusoire et prétentieux. Les inspecteurs, on le sait, sont des maniaques de l’optimisme et du mouvement, des stratèges de l’interaction qui veulent voir et entendre des professeurs dynamiques et souriants, ces derniers d’ailleurs se bourrent de cafés (voire plus dans certains collèges) quand ils les reçoivent. Pédagogue « cocaïnman tremblotte », tel est le professeur actuel, le regard explosé, oblique, multilatéral, sautant comme un cabri de son bureau à son ordinateur, « guerre totale ! guerre totale ! », grimpant sur une chaise pour allumer le vidéoprojecteur, parce que la télécommande a été piquée le matin, tandis que le généralissime jette un œil circonspect sur l’état général des troupes. Dites donc général Mangin, votre bataillon de Sénégalais me semble un peu dissipé. Quant à vos spahis, un jour de mutinerie, je ne m’y fierais pas…
Penser la guerre ? En vérité, c’est une manière d’en édulcorer certains aspects, et surtout, comme ce fut le cas avec Furet pour la Révolution française, c’est une manière de la mettre sous l’influence de certains théoriciens et auteurs (on aura remarqué les allusions historiographiques des instructions ministérielles), et c’est donc une manière de sélectionner les sources. Approfondissons un peu. Édulcorer certains aspects ? Tout en privilégiant « l’expérience
combattante » à travers de nombreux témoignages, on peut en apparence donner l’impression de rendre la guerre « réaliste », telle qu’en elle-même, bien sanglante, et faire noter aux élèves que ce fut un effroyable combat, plus violent que les guerres précédentes (lesquelles ? La guerre du Péloponnèse fut elle aussi une guerre totale, qu’on lise Thucydide. Le Grec exagère ? Mais les poilus écrivains aussi ! La boucherie, ça rend lyrique !). Disant cela on ne fait que renforcer une image déjà bien en place dans l’opinion des élèves. Du collège au lycée, rien de nouveau. Si le professeur veut quand même persister dans cette voie, il se retrouvera dans des questions de type littéraire (qu’est-ce qu’un témoignage réaliste ? Qu’est-ce que le réalisme ? Faut-il croire les témoins ? Ceux qui ont survécu sans se faire égorger sont-ils moins fiables que les autres ? ). Les manuels sont remplis (j’allais dire encombrés) à 80 % de textes relatifs à l’expérience combattante et à la guerre totale, les deux notions d’ailleurs se superposent un peu. C’est rébarbatif, et même assez vaseux. On veut faire de l’émotion ? Je croyais qu’on devait intellectualiser, sortir des sentiers battus, des tranchées… Il n’en est rien.
Guerre totale ? La notion semble ne souffrir aucune discussion. La guerre est totale ! Puisqu’on vous le dit ! Je viens de relire « La Grande Guerre des Français » de Jean Baptiste Duroselle (Perrin, 1994). Un excellent connaisseur. La guerre totale ? Pas tant que cela, nous dit-il. Sur le plan économique, le dirigisme de l’ État fut long et lent à se mettre en place, on a beaucoup tergiversé, et la collaboration commerciale et stratégique avec l’Angleterre et les États-Unis bien laborieuse, bien hésitante. Heureusement que les Allemands ont bien botté (avec leurs U-Boote) le cul des Yankees. Sur le plan psychologique, Duroselle écrit que la propagande et le bourrage de crâne à la française ont été bien légers à côté de la grosse machine caporaliste des Teutons. Sur le plan politique, l’Union sacrée a davantage été un mythe qu’une réalité, les rivalités politiques et militaires ayant été incessantes et innombrables, Duroselle y consacre des pages et des pages (on s’y perd un peu, mais telle est la réalité historique, un beau foutoir !) Rien de toutes ces nuances dans nos manuels, fiers de leur historiographie simplifiante et surplombante. La guerre a été totale enfin ! Il n’y a pas à discuter !
Il est vrai que la présence et le rôle de la France dans la Grande Guerre, pardon, dans la guerre totale, ne sont pas au cœur du sujet. A lire certains manuels, on se demande même si la France y a bien participé. Quant à la gagner, vous n’y pensez pas ! En tout cas, ce sont les mots « alliés » et « Entente » qui sont privilégiés. Bien sûr, la participation (tardive) des Américains a été décisive, et celle des Anglais bien utile, je ne conteste pas, mais l’essentiel des troupes sur le front Ouest est composé de soldats français, je rappelle: 1 million quatre cents mille morts s’il vous plait ! Total respect, comme disent les jeunes. Bah, notre programme et nos manuels, charabieux vasouillards, mondains grenellisés, ont décidé de gommer, d’édulcorer, disais-je, le premier rôle de la France (le leadership ! ) dans la guerre. Autre point effacé, qui découle du précédent: le patriotisme. Le mot est bien difficile à trouver dans les manuels, et il ne figure pas dans les notions clés du programme. Le Belin, que j’utilise, réussit même l’exploit de ne pas mentionner le patriotisme dans la page qu’il consacre à l’expérience combattante. Le mot n’est utilisé qu’une seule fois, à une autre page, et de quelle façon, je vous laisse juge: « La mobilisation militaire se produit dans un climat de résignation, de consensus et de patriotisme. » (p. 64). Autrement dit, le patriotisme n’est qu’une variable d’ajustement, une valeur volatile très aléatoire et très incertaine. Autre point effacé, qui découle de ce qui précède: les buts de guerre. Pourquoi se bat-on ? Question tout de même essentielle, comme dirait Duroselle. Pas pour nos manuels et notre programme qui font l’impasse. Guerre totale ! On vous dit !
Résumons. La Grande Guerre n’est plus enseignée. On enseigne à la place la « guerre totale ». Ce qui permet de dissoudre la France dans un épais et vaseux verbiage historiographique et sous-entendu. Enfumage ! Pendant que des milliers de professeurs courageux sont dans les tranchées, une bande de planqués, d’embusqués ! négocie la vente de la France à des investisseurs allemands, et peut-être même chinois ! Grandiloquents, emberlificoteurs et jésuitiques, les programmes d’histoire contribuent à former, peut-être des crétins, mais plus sûrement encore des hypocrites. Condition sine qua non pour réussir dans la finance, la publicité et la politique. Le tiercé gagnant.
Jean Dufeu