Ruy Blas à Paris : bon appétit, messieurs les ministres (poème)

Ô ministres intègres !
Conseillers vertueux ! Voilà votre façon
De servir, serviteurs qui pillez la maison !
Donc vous n’avez pas honte et vous choisissez l’heure,
L’heure sombre où La France agonisante pleure !
Donc vous n’avez ici pas d’autres intérêts
Que remplir votre poche et vous enfuir après !
Soyez flétris, devant votre pays qui tombe,
Fossoyeurs qui venez le voler dans sa tombe !
– Mais voyez, regardez, ayez quelque pudeur.
La France et sa vertu, La France et sa grandeur,
Tout s’en va. – nous avons, depuis l’Ermite Errant,
Perdu nos frontières, nos lois et notre argent.
Marseille n’est plus en France, ni Paris, on le sait
Et le Nord du pays gémit sous l’étranger.
On nous viole nos filles, on insulte nos mères
On nous tue nos enfants  : vous n’en avez que faire.
Mais voyez. – du ponant jusques à l’orient,
L’Europe, qui vous hait, vous regarde en riant.
Comme si nous n’étions plus qu’un pays de fantômes,
L’Algérie, le Maroc partagent ce royaume ;
Bruxelles vous trompe ; il faut ne risquer qu’à demi
Les gendarmes en banlieues, bien qu’ils soient du pays ;
Quant à vos vice-rois, mués en rois du vice
Les uns vont à New York assouvir leurs caprices
Les autres à Singapour y cacher sans vergogne
Leur argent mal gagné et qui pue la charogne ! 
Quel remède à cela ? – l’État est indigent,
L’état est épuisé de troupes et d’argent ;
Et vous osez ! … – messieurs, en vingt ans, songez-y,
Le peuple, – j’en ai fait le compte, et c’est ainsi ! –
Portant sa charge énorme et sous laquelle il ploie,
Pour vous, pour vos plaisirs, pour vos filles de joie,
Le peuple misérable, et qu’on pressure encor,
A sué quatre cent trente millions d’or !
Et ce n’est pas assez ! Regardez un instant :
Ah ! J’ai honte pour vous ! – au dedans, voyous et délinquants
Vont battant le pays et brulant les autos.
La Kalach est braquée au coin de tout bistrot.
Comme si c’était peu de la guerre des dealers,
Guerre entre les polices, guerre dans les ministères,
Tous voulant dévorer leur voisin éperdu,
Morsures d’affamés sur un vaisseau perdu !
Notre église en ruine est pleine de couleuvres ;
L’herbe y croît. Quant aux grands, des aïeux, mais pas d’oeuvres.
Tout se fait par intrigue et rien par loyauté.
La France est un égout où vient l’impureté
De toute nation. – tout seigneur à ses gages
À cent coupe-jarrets qui parlent cent langages.
Venus du monde entier, Babel est dans Paris.
Le juge, dur au pauvre, au riche s’attendrit.
La moitié de Paris pille l’autre moitié.
Tous les juges vendus. Pas un soldat payé.
Anciens vainqueurs du monde, Français que nous sommes.
Quelle armée avons-nous ? À peine six mille hommes,
Qui vont pieds nus. Des gueux, des pauvres, des montagnards,
S’habillant d’une loque et s’armant de poignards.
– Voilà ! – l’Europe, hélas ! Écrase du talon
Ce pays qui fut pourpre et n’est plus que haillon.
L’état s’est ruiné dans ce siècle funeste,
Et vous vous disputez à qui prendra le reste !
Ce grand peuple français aux membres énervés,
Qui s’est couché dans l’ombre et sur qui vous vivez,
Expire dans cet antre où son sort se termine,
Triste comme un lion mangé par la vermine !

Dominique Durand

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