Turquie : de la révolution kémaliste à la contre-révolution erdoganienne

AtaturkLorsque le 03 mars 1924, Mustapha Kemal Atatürk signa l’acte de décès du Califat, tous les Muphtis du monde musulman l’agonirent. « Ce mécréant a commis un sacrilège ; qu’il en soit maudit jusqu’au jour du jugement dernier », fulminèrent-ils. Le vieux soldat, sorti vainqueur de différentes guerres, notamment celle contre la Grèce, qui lui valut le surnom de « Gazi », n’avait cure de ces jérémiades de vieille fille.
La république qu’il venait d’instaurer le 29 octobre 1922, il la voulait occidentalisée et laïque. Jusqu’en 1938, année de sa mort, il ne cessa de la façonner pour la faire ressembler le plus possible à celle des pays européens, en particulier à celle de la France dont il vénérait la révolution de 1789 et la grande loi de séparation des Eglises et de l’Etat de 1905.
Substantielles ou symboliques, ses réformes transformèrent de fond en comble le visage de la Turquie. Dès l’année 1926, il abolit la Charia et toutes les inégalités qu’elle charriait avec elle. Il la remplaça par différents codes européens (Français, Suisse, Allemand et Italien).
De même qu’il ferma les Zaouïas (écoles coraniques) et les tribunaux religieux. Il interdit le port du Fez pour les hommes et le Hidjab (voile intégral) pour les femmes. Il adoptera le calendrier grégorien et le week-end universel (samedi et dimanche).
En 1928, il mena la grande réforme linguistique, appelée « révolution des signes », qui lui permit de remplacer, en à peine trois mois, l’alphabet arabe par l’alphabet latin.
Au cours de cette même année, il décida de ne plus faire de l’Islam la religion de l’Etat. Il venait de supprimer d’un trait de plume plus de dix siècles de prépondérance musulmane au cœur même de l’ex-empire Ottoman.
Connaissant l’esprit de conquête et de domination de la secte mahométane qui ignore la séparation de l’Etat et de la religion, il bâillonnera cette dernière. Mais avisé, il ne prônera pas pour autant un athéisme agressif à l’instar des pays communistes. Quelques années plus tard, il fera de la laïcité de l’Etat, un principe constitutionnel.
En 1933, devançant tous les pays musulmans et certains pays occidentaux, il donnera le droit de vote aux femmes dont il encouragera l’émancipation tous azimuts. Il n’hésitera pas à montrer le corps de la femme, notamment à travers des concours de beauté.
Grâce à cette révolution laïque, la Turquie sortira de sa léthargie et recollera aux pays développés européens. Cherchant des soutiens partout, il fera appel à l’Union Soviétique pour mettre en place les infrastructures de base et une industrie lourde. Il n’oubliera pas aussi de développer l’agriculture. En 1925, le nombre de tracteurs était de vingt, en 1953, on en dénombrait 35.000 !
Il est vrai que sur le plan politique, le régime instauré par Atatürk était loin d’être un modèle de démocratie. Un seul parti, le Parti Républicain du Peuple (CHP) qu’il avait fondé en 1923, était toléré. Un des slogans de sa révolution était « Malgré le peuple, pour le peuple ». Les forces conservatrices et rétrogrades étaient si puissantes qu’il dut s’appuyer sur l’armée pour mener à bien ses réformes.
A sa mort, survenue le 10 novembre 1938, Kemal Atatürk laissa une Turquie assise sur des bases solides. Sur le plan matériel comme sur le plan psychologique, les Turcs n’avaient plus de complexes par rapport aux Occidentaux. Leurs niveaux d’éducation et de vie en particulier avaient fortement progressé.
Le natif de Salonique était devenu un modèle à suivre pour beaucoup de leaders musulmans. Le Tunisien Bourguiba s’en inspira dans sa politique réformatrice sans pour autant oser l’imiter intégralement.
Mais comme effrayés par tant d’audace, les successeurs du « Gazi » remirent en cause certaines de ses réformes. C’est ainsi que l’on verra la réapparition des manuels coraniques en arabe, le retour de l’éducation religieuse dans les écoles publiques et l’assouplissement des normes vestimentaires (retour du hidjab).
Cette politique réactionnaire s’explique en grande partie par l’absence d’une bourgeoisie occidentalisée. Ce vide politique et civilisationnel obligera la haute hiérarchie militaire à assumer cette responsabilité, la défense de la laïcité, par le biais de coups d’Etats répétitifs.
L’avènement du Parti de la Justice et du Développement (AKP), issu pour une grande part du parti islamiste « Refah », traduit l’émergence d’une bourgeoisie d’affaires, vivant surtout de marchés publics, parasitaire plus que productrice et innovatrice. L’Islam politique lui sert de paravent commode à ses magouilles.
Les affaires de corruption ayant récemment éclaboussé son leader, Recep Tayyip Erdogan et son entourage personnel et politique étaient l’aboutissement logique de cette situation. Par ailleurs, la réislamisation rampante puis de plus en plus ouverte de la Turquie ira crescendo : cette bourgeoisie est obligée de se servir de ce voile pour cacher son incompétence et sa prédation.
S’abreuvant aux deux mamelles traditionnelles du monde musulman, l’islamisme et l’autoritarisme, Erdogan fait preuve de zèle islamique en interdisant la vente libre d’alcool ou en autorisant le port du foulard islamique à l’université. Son épouse et ses deux filles sont voilées, de même qu’une ministre et des députées.
Revenant sur l’une des réformes phares d’Atatürk, il a imposé l’enseignement dans des lycées, du turc ottoman, ou turc ancien, écrit avec un alphabet arabe.
Sa volonté d’instituer un régime présidentiel fort, sa réaction violente et disproportionnée à l’égard des manifestants contre la destruction du parc Taksim Gezi à Istanbul, ses attaques contre la presse, le vote de lois liberticides, concernant en particulier le contrôle d’internet et le blocage de Twitter, dénotent une dérive autoritariste, digne des pires despotes musulmans.
Se prenant pour le nouveau Sultan de Turquie, il s’est fait construire un palais de plus de mille chambres pour la coquette somme de 650 millions d’Euros. Il envisage aussi de construire une mosquée monumentale à Istanbul.
Concernant la question kurde, s’il montra une certaine souplesse après son accession au pouvoir, il se cabra par la suite. Aujourd’hui, les morts ne se comptent plus dans les deux camps. Par ailleurs, il ne reconnait pas le génocide arménien dont s’est rendu coupable l’Empire Ottoman en 1915. Les « condoléances » qu’il présenta du bout des lèvres aux Arméniens en 2014 appartiennent à la Taqya musulmane.
Sa politique ambiguë vis-à-vis de l’Etat Islamique (E.I) l’a rendu suspect aux yeux de la communauté internationale. Par ailleurs, son laxisme délibéré envers l’infiltration en Europe, par la route des Balkans, de migrants musulmans dont beaucoup sont des terroristes islamistes, a obligé la Bulgarie à ériger une barrière de sécurité le long de sa frontière avec la Turquie.
S’éloignant du monde occidental dont Israël (l’adhésion à l’Europe relève maintenant de la vieille histoire), de la Russie suite au grave incident ayant entraîné la destruction d’un avion Su-24 appartenant aux forces aériennes russes déployées en Syrie, et ne pouvant intégrer le monde musulman décadent et violent, la Turquie se dirige vers un blocage politique et institutionnel grave. La soupape de sécurité que constituaient les coups d’Etat militaires, qui lui permettaient à chaque fois de marquer une pause puis de repartir du bon pied, ne sont plus de mise.
En raison notamment d’une forte décroissance économique (son taux de croissance est passé de 9,1 % en 2010 à 2,9 % en 2014) avec comme conséquence une forte dégringolade de la monnaie nationale et de son cheminement idéologique et politique erratique, la Turquie actuelle redeviendra, comme le fut l’ex-empire Ottoman à la fin du 19 ème siècle, « l’Homme malade de l’Europe ».
Seul un nouveau Atatürk pourrait la sauver. Mais les temps modernes ne semblent plus en mesure d’enfanter des hommes de cette trempe.
Le sauvetage ne pourrait venir que de la classe moyenne, occidentalisée et laïcisée. Elle est la seule à pouvoir recoller le wagon turc au train de la modernité, du progrès et de la liberté. Pour cela, elle doit d’abord se défaire du lourd et archaïque fardeau qu’est le problème kurde. La Tchéquie et la Slovaquie se sont séparées sans drame ; aujourd’hui, chacun des deux pays poursuit son propre chemin. La longue histoire des peuples turc et kurde atteste de leur pérennité future. Même séparés, ni l’un ni l’autre ne disparaîtront de sitôt.
Cette classe doit aussi reconnaître le génocide arménien. Au-delà d’éventuelles réparations matérielles et morales, cette reconnaissance signifiera que la Turquie moderne ne commettra plus ce genre d’actes barbares.
De même que cette classe doit abandonner toute idée de retour à l’Islam. Le monde musulman est en train de vivre ses derniers moments. Si le dix-huitième siècle, le siècle des Lumières, a mis fin à l’obscurantisme chrétien, le vingt-et-unième siècle, grâce notamment  à sa révolution technologique et informatique, verra la fin de l’obscurantisme mahométan.
Marc Second